Tuesday, January 19, 2016

Terrorisme : "Le sociologue n'a pas à dire ce qui est bien ou mal"


Selon Manuel Valls, comprendre le terrorisme, c'est l'excuser. Une déclaration que démonte le sociologue Bernard Lahire dans son dernier livre. Interview.

Publié le  - Modifié le  | Le Point.fr
Depuis près de quarante ans, la sociologie, parce qu'elle cherche à comprendre, est accusée de justifier ou d'excuser aussi bien la délinquance ou les crimes que les incivilités ou l'absentéisme scolaire. Depuis les attentats, la charge se fait plus dure. « J'en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses culturelles ou sociologiques à ce qui s'est passé », déclarait Manuel Vallsle 26 novembre dernier. Le 9 janvier, un an après la tuerie de l'Hyper Cacher, il dénonçait : « Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser. » Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'École normale supérieure de Lyon, remet les pendules à l'heure dans un petit ouvrage limpide, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l'excuse ». Un plaidoyer pour sa discipline à destination du grand public.
Le Point.fr : Pourquoi les détracteurs de la sociologie entendent-ils « excuser » quand les sociologues parlent de « comprendre » ?
Bernard Lahire : Cela est rendu possible par la pluralité des usages du mot compréhension. Nous disons souvent à des gens « je te comprends » pour dire « je me mets à ta place et je suis de tout cœur avec toi ». Quand un sociologue dit qu'il essaie de comprendre une situation ou un acte, un acte terroriste ou criminel par exemple, il n'est pas en train de dire « je me mets à la place de leurs auteurs et je suis de tout cœur avec eux ». La polysémie du mot « comprendre » est exploitée par ceux qui n'aiment pas la sociologie.
Les sciences du monde social contextualisent l'action humaine et mettent en relation cette action avec des actions passées ou présentes. Ce qui d'ordinaire est regardé de façon isolée est considéré dans un tissu de relations. Contextualiser consiste à tisser des liens entre un élément central (un fait, un acte…) qu'on cherche à comprendre et une série d'éléments tirés de la réalité qui l'encadre et lui donne sens. Penser que chercher les contextes, les causes ou les probabilités d'apparition d'un phénomène revient à excuser, au sens de disculper ou d'absoudre les individus, relève de la confusion des perspectives. Ceux qui ramènent la sociologie à une culture de l'excuse confondent deux plans bien distincts : le premier plan, non normatif, est propre à la connaissance scientifique ; le second, normatif, est propre à la justice, à la police, à la prison.
De là une confusion entre juger et comprendre, entre droit et sociologie ?
Le travail du sociologue consiste à dire ce qui est, il n'a pas à dire ce qui est bien ou mal. Notre métier n'est pas de juger les gens, si on commence à juger les gens, on arrête de faire notre travail de scientifiques. Nous n'avons pas à porter de jugement dans notre activité scientifique sur les gens que nous étudions.
Si on déplace le sujet sur des questions de physique, on comprend tout de suite. On ne demande pas à ceux qui travaillent sur les tremblements de terre de dire que le phénomène est funeste, tout le monde le sait. Les géologues essaient de comprendre ce qui peut mener à un tremblement de terre, qui est difficilement prévisible car le phénomène est très complexe, comme pour les actions individuelles. Il est très difficile de les prévoir, mais on peut en comprendre leurs conditions d'apparition. On a appris à expliquer les phénomènes physiques et à prendre les mesures qui s'imposent quand ils sont problématiques. La science en général amène à penser à des manières de réagir à une situation.
À quoi sert de comprendre ?
On pourrait penser qu'une société a surtout besoin de savoir distinguer le bien du mal, le légal de l'illégal, et de veiller à sanctionner ceux qui sortent du cadre fixé par les lois. La prise de distance que demande l'acte de comprendre permet pourtant de prendre en compte l'ensemble d'un problème, alors que tout le monde a les yeux fixés sur les actes délinquants ou terroristes et la personnalité des auteurs de ces actes. Seules cette prise de distance et cette désindividualisation du problème permettent d'envisager des solutions collectives et durables. C'est sans doute là une des leçons politiques majeures des sciences sociales. À chaque nouveau drame, les politiques promettent le durcissement des lois, cela satisfait le désir de punition, l'affect est alors omniprésent. Mais cela n'aide pas à savoir comment empêcher l'émergence d'une série d'individus et de situations similaires. Après les paroles fortes, les logiques qui ont contribué à rendre possibles les crimes poursuivent leur déploiement. Comprendre sereinement ces logiques, c'est se donner la possibilité d'éviter de nouveaux drames. L'attitude scientifique permet de sortir du rapport émotionnel et partial à la réalité.
La façon dont la sociologie traite la responsabilité individuelle n'alimente-t-elle pas les confusions et les critiques ?
Sans doute, mais toujours par méconnaissance. Les gens pensent que parler de causes collectives revient à nier la responsabilité individuelle, que montrer des processus, des conditions qui mènent à des actes donnés déresponsabilise les individus. Or la question de la responsabilité n'existe pas en sciences sociales, celles-ci ont même progressé en enlevant justement la notion de responsabilité, car ce n'est pas en cherchant des responsables que l'on va comprendre un processus ou un phénomène. Enlever la question de la responsabilité permet de voir des choses beaucoup plus complexes que la simple responsabilité d'individus isolés.
La sociologie ne dérange-t-elle pas en affirmant que le libre arbitre est une fiction ?
Le libre arbitre est une notion philosophique qui, pour les chercheurs en sciences sociales, n'a aucune utilité. Un libre arbitre, cela veut dire quelqu'un qui prendrait une décision qui serait le simple produit de la raison. Le monde social ne marche pas ainsi, les individus sont pris dans une histoire, des influences multiples, une éducation, des groupes sociaux, leurs décisions seront toujours le produit de tous ces rapports-là, et ce sont ces rapports que les sociologues étudient. Nous sommes le produit de nos relations avec les autres, et ce, depuis l'enfance, ce que montrent par ailleurs la psychanalyse comme les neurosciences. Nous ne sommes pas des êtres hors sol.
Vous expliquez que la théorie de la liberté individuelle permet de couper tout lien possible entre celui qui juge et ceux qui sont jugés.
C'est très rassurant de se dire que les délinquants, les criminels, les terroristes ne sont vraiment pas comme nous, cela fait du bien au moral mais n'apporte pas grand-chose, cela ne change pas la réalité des choses. Dire qu'Adolf Hitler était fou arrange, mais c'est faux, on peut dire en revanche qu'il y a une folie de l'histoire dans la montée du nazisme. Il a fallu beaucoup de travaux pour comprendre ce qui s'est passé, cette banalité du mal dont parlait Hannah Arendt.
C'est en comprenant que les auteurs d'actes immondes sont des êtres sociaux comme les autres, avec des parcours spécifiques, c'est en comprenant ce qui les a amenés à leurs actions qu'on arrivera à mieux cerner les mécanismes qui mènent à ces actes-là. Les sociologues essaient de restituer les conditions de possibilités, très complexes, qui se combinent pour créer des parcours qui sont singuliers, il ne s'agit là que d'une poignée de gens, mais ces personnes-là sont quand même le produit du monde social avec toutes ses complexités, ses contradictions. Mais aucun sociologue ne dira, s'il évoque par exemple la pauvreté ou une carence affective à propos d'un parcours d'un terroriste, que tous les pauvres ou les personnes ayant souffert de carence affective vont devenir des terroristes.
Comment expliquer la résistance à l'idée de déterminismes sociaux mis au jour par la sociologie ?
Cette idée blesse quelque chose en nous, elle casse l'illusion de notre liberté. Nous avons tous subjectivement l'impression d'être libres. Plus on fait de recherches en sciences sociales, plus on voit que notre liberté est très largement conditionnée et que nos choix sont le produit de contraintes intériorisées qui font que nous percevons les choses d'une certaine manière parce que nous avons été éduqués d'une certaine manière, que nous avons vécu d'une certaine façon. Nous avons par ailleurs affaire à un monde qui apporte ses propres contraintes. C'est à la rencontre de ces multiples contraintes que nos choix se font.
Qu'avez-vous à dire aux politiques qui s'en prennent au sociologisme et à la culture de l'excuse ?
En matière d'action sur le monde social, nous sommes en plein amateurisme. Je reproche aux hommes politiques de lire fort peu de sciences sociales et de prétendre transformer la réalité. Ils ne s'appuient pas sur l'étude de l'existant pour prendre des décisions. Comment ferait-on pour construire un pont sans le travail des ingénieurs ? Il importe de connaître l'état réel du monde. Si cela ne servait à rien, l'Insee ou l'Ined n'auraient pas lieu d'être. Ce serait une catastrophe si on n'avait pas d'explications sur le monde, or on en a besoin, on a besoin de l'Insee, de l'Ined, des anthropologues, des sociologues, des historiens pour comprendre ce qui se passe.
La sociologie met le doigt sur la complexité du monde, celle-ci n'est-elle pas trop difficile à saisir pour que la politique s'en empare ? Vous expliquez par exemple que lorsque les dominés, des individus pauvres en ressources économiques et culturelles, sont évoqués dans des discours antisociologiques, ils sont déréalisés, que ceux qui les évoquent ne font pas l'effort mental de se mettre à leur place et projettent dans la tête des dominés leur mentalité de dominants. Mais comment prendre conscience d'un tel phénomène ?
Par l'éducation. Je propose que l'on enseigne les sciences du monde social dès le primaire. On fait faire parfois de petites recherches aux enfants en histoire-géographie, il n'y a aucune raison de ne pas faire la même chose sur le monde social. Les élèves peuvent mener des enquêtes auprès d'autres enfants sur leurs matières scolaires, leurs musiques ou leurs plats préférés. On va constater par exemple que les filles préfèrent le français aux maths, contrairement aux garçons. Avec l'enseignant, il est ensuite possible de parler des représentations des métiers jugés féminins ou masculins. On peut faire ce type de travail pour faire prendre conscience des différences sociales et culturelles qu'il y a dans le monde. Cela est très utile pour les enfants, c'est une prise de distance avec le monde qui les entoure. Savoir interroger les autres est un véritable exercice démocratique. Apprendre à écouter l'autre, se mettre à sa place, me paraît très formateur. L'entretien sociologique forme au respect de l'autre. Former à la citoyenneté ne passe pas que par l'enseignement de la morale ou del'éducation civique.
Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l 'excuse », La Découverte, 184 pages, 13,50 euros.
Source: http://www.lepoint.fr/chroniques/terrorisme-les-politiques-ont-besoin-d-explications-sur-le-monde-19-01-2016-2011147_2.php?M_BT=1108686324332&m_i=mIj47aW32BqOyMzheiVDMDOHfPfxGQu0NkuGxo%2Bl8RJh0Q7lGwrAc9fQMdIQhjtuxp0S5VwkaAtXl9XyDsC78f#xtor=EPR-6-[Newsletter-Mi-journee]-20160119

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