Tuesday, June 24, 2014

Pourquoi noter les élèves ?

 
 Vincent Troger
 
Si notre histoire scolaire est marquée par la culture de la compétition, la note a acquis d’autres fonctions qui ne sont pas nécessairement compatibles.
 
Il y a longtemps que les chercheurs en sciences de l’éducation savent que la notation des élèves est souvent arbitraire et subjective. En 1938, deux psychologues, Henri Laugier et Dagmare Weinberg, publiaient les résultats de leur participation à une enquête internationale sur les examens et concours (1). En faisant corriger les mêmes copies de baccalauréat par des professeurs différents, ils avaient obtenu des résultats spectaculairement inéquitables : entre le correcteur le plus indulgent et le correcteur le plus sévère, l’écart maximum enregistré sur une même copie était de 8 points en physique, de 9 en anglais et en mathématiques, de 12 en latin et en philosophie, de 13 en composition française ! De nombreuses autres enquêtes ont ensuite largement confirmé ces écarts de notation entre les professeurs. Pire encore, d’autres travaux ont montré que le même professeur peut noter très différemment un travail scolaire identique (2). Si le professeur connaît l’élève, il peut être inconsciemment influencé par ses caractéristiques globales de présentation (effet de halo) : apparence physique, vêtements, postures corporelles, mode d’élocution séduisent ou attirent l’hostilité du professeur, qui se montre plus ou moins sévère au moment de la correction des devoirs de cet élève.


Effet de halo et constante macabre…

Il a même été démontré que le sexe de l’élève pouvait induire des partis pris de correction. Le comportement en classe est également déterminant : quel professeur n’a pas eu envie de régler ses comptes avec un élève dissipé en sous-évaluant systématiquement ses productions écrites ? Certains professeurs se figent aussi dans leur premier jugement et notent ensuite l’élève de la même manière toute l’année, quelle que soit la qualité de ses productions (effet de stéréotypie). L’ordre de correction des copies est également déterminant : une copie moyenne corrigée après une copie médiocre sera mieux notée que si le professeur vient de corriger une copie excellente. Le niveau global de la classe influence de la même manière la notation, les productions d’un élève pouvant être jugées moyennes, bonnes ou médiocres selon le niveau des autres élèves (effet de relativation). Il y a enfin ce qu’un chercheur a appelé la « constante macabre », qui veut que « sous la pression de la société, les professeurs se sentent obligés de mettre un certain nombre de mauvaises notes, même dans les classes de bon niveau, pour être crédibles (3) ».
C’est pourquoi, quelques mois après les événements de mai 1968, le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Edgar Faure, avait tenté de transformer en profondeur les pratiques de notation. Il préconisait l’abandon de la notation sur 20 au profit d’appréciations plus globales en cinq niveaux, de A à E. Dans sa circulaire, le ministre demandait aux enseignants de « prendre conscience de la relativité de la note » et « d’éviter de la dramatiser » (4).
Mais en quelques années, la circulaire a été oubliée et les modes de notation traditionnels sont redevenus majoritaires. Pourquoi ces pratiques, dont tous les spécialistes depuis presque un siècle critiquent l’iniquité, persistent-elles avec tant d’insistance ?

Une culture du classement et de la sélection

La première raison tient à l’histoire scolaire de la France. Ce sont les jésuites qui au xviie siècle ont généralisé dans leurs collèges la pratique de la note (au départ de 1 à 6) et du classement des élèves. Il s’agissait alors pour eux de former les élites intellectuelles chargées de lutter contre le protestantisme. Leur préoccupation était donc la distinction des meilleurs et non l’instruction de tous. En créant les lycées sur le modèle des collèges jésuites pour former les élites de l’État, Napoléon Ier a maintenu cette culture de classement et de sélection. À l’école primaire, c’est la IIIe République qui, en voulant concurrencer les rituels catholiques, a donné un caractère très solennel aux classements : compositions mensuelles, tableaux d’honneur et d’excellence, remise des prix de fin d’année.
Cette tendance a existé dans tous les pays qui ont développé un système scolaire comparable au nôtre, mais dans les pays de tradition protestante, où l’histoire scolaire a été en général moins conflictuelle qu’en France, il a été plus facile de faire évoluer les modes d’évaluation. Dans le cas désormais emblématique de la Finlande, dont les résultats scolaires sont jugés exemplaires, le cursus unique de 7 à 13 ans peut aujourd’hui se faire sans notes. Les enseignants ne donnent que des appréciations écrites et les critiques ne sont formulées que dans le but d’indiquer à l’élève ce qu’il peut faire pour s’améliorer. En Angleterre ou aux États-Unis, les évaluations sont moins centrées sur l’excellence académique qu’en France et valorisent des compétences plus diversifiées : recherche documentaire et réalisation de dossiers, expression orale, activités artistiques et sportives, implication dans la vie collective de l’établissement.

Une demande des familles

Mais il y a une autre raison à la persistance des pratiques traditionnelles de notation dans notre système scolaire : la demande des familles. Il est légitime que les parents veuillent savoir comment leurs enfants se situent par rapport aux exigences des programmes d’examens, particulièrement aujourd’hui, alors que la réussite scolaire détermine fortement l’avenir socioprofessionnel des individus. Ils attendent donc des informations précises sur le niveau scolaire de leurs enfants et se réfèrent logiquement au système de notation qu’ils ont eux-mêmes connu. En outre, il est également normal que les enseignants aient besoin de repères pour mesurer les acquisitions de leurs élèves et ajuster leur travail en fonction de leurs résultats.
C’est pourquoi la recherche en éducation a depuis une trentaine d’années développé de nombreuses réflexions sur le rôle de l’évaluation dans les processus d’apprentissage. Dépassant la simple critique de la dimension arbitraire des notations traditionnelles, les chercheurs ont montré que la note est surtout pédagogiquement insuffisante. En effet, elle ne permet pas de distinguer ce que les élèves ont réellement appris de ce qu’ils n’ont pas compris. Un 10 en maths peut signifier que l’élève a réussi la moitié des exercices proposés, mais on ne sait alors pas lesquels, ou bien qu’il a réussi la moitié de chacun des exercices, ce qui ne renseigne pas sur ce qu’il a compris ou pas. Autrement dit, la note correspond à un système scolaire dont le seul but est de classer les élèves, mais si l’on veut lutter contre l’échec scolaire, elle devient inopérante et même contre-productive.
À la fin des années 1970, des chercheurs en éducation ont donc élaboré le concept d’évaluation « formative » (5). Derrière ce mot un peu abstrait et rébarbatif, il y a un principe pédagogique assez simple, que résume Jean‑Marie De Ketele : « Les erreursfont partie d’un processus normal d’apprentissage (6). » Il s’agit donc d’intégrer les évaluations dans le travail d’apprentissage des élèves en classe pour les aider à repérer et comprendre leurs erreurs sans les sanctionner immédiatement. Cela suppose à la fois une variété de modes d’évaluation adaptés aux besoins des élèves (exercices divers, interrogations orales, QCM, contrôles sur table…), et surtout des évaluations conçues en fonction d’objectifs d’apprentissage précisément identifiés. C’est en fait l’idée que les élèves apprennent mieux par une activité guidée en classe et en réfléchissant sur leurs erreurs qu’en se contentant d’écouter un cours magistral ou dialogué et en tentant d’en restituer les acquis dans un devoir qui fait l’objet d’une sanction immédiate. L’évaluation formative n’exclut évidemment pas les devoirs notés traditionnellement en fin de séquence d’apprentissage, mais elle y prépare mieux et donne le temps à l’enseignant de repérer ce que les élèves ont du mal à comprendre.

Évaluer autrement, un investissement coûteux

Ces principes sont largement diffusés depuis plus quinze ans dans les IUFM et en formation continue des enseignants. Mais ils ne sont pas encore pris en compte par la majorité d’entre eux. Outre le poids des traditions, il y a à cette résistance une raison majeure : pour être efficace, l’évaluation formative suppose une transformation importante des pratiques habituelles de la classe, et exige donc de l’enseignant beaucoup d’efforts et de temps. Identifier pour chaque cours des objectifs de connaissances ou de compétences spécifiques inscrits dans la continuité du programme, préparer des batteries d’activités adaptées à ces objectifs et susceptibles d’être ajustées aux besoins différents de certains élèves en difficulté, orchestrer l’ensemble tout en gérant les imprévus qui ponctuent sans cesse la vie d’une classe, c’est un travail lourd et harassant qui suppose une longue expérience et une grande motivation.
Passer de la notation à l’évaluation, ce n’est donc pas seulement transformer l’échelle des notes. C’est en réalité changer le paradigme initial de notre système scolaire, encore centré sur la compétition entre les élèves. Cela suppose parfois d’aller assez loin dans la transformation des pratiques. Le chercheur Frédéric Tupin (7) a par exemple montré que dans un panel de professeurs de français, ceux qui réduisent le plus l’écart de réussite entre les élèves de familles populaires et les autres au collège sont ceux qui n’hésitent pas à introduire en classe l’étude de récits issus de la culture de masse, en l’occurrence des séries télévisées. Leur objectif est de faire passer les élèves de ces scénarii, qui leur sont familiers, à une pratique plus exigeante de la lecture et de l’écriture. Mais le chercheur souligne que pour satisfaire cette ambition, il leur faut aussi une grande rigueur pédagogique et didactique, dont l’évaluation formative est l’un des instruments. Cet exemple montre que si l’objectif du changement des méthodes d’évaluation des élèves est bien de réduire l’échec scolaire, ce changement s’inscrit nécessairement dans une transformation globale et radicale de nos habitudes scolaires.

NOTES
(1) Henri Laugier et Dagmare Weinberg, Recherche sur la solidarité et l’interdépendance des aptitudes intellectuelles d’après les notes des examens écrits du baccalauréat, Chantenay, 1938.
(2) Voir Jean-Marie De Ketele, L’Évaluation, approche descriptive ou prescriptive, De Boeck, 1992.
(3) André Antibi, La Constante macabre ou Comment a-t-on découragé des générations d’élèves ?, Math’Adore, 2003.
(4) Circulaire du 6 janvier 1969.
(5) Linda Allal, Jean Cardinet et Philippe Perrenoud (dir.), L’Évaluation formative dans un enseignement différencié, 5e éd. Peter Lang, 1989.
(6) Jean-Marie De Ketele, « Contrôles, examens, évaluations », in Jacky Beillerot et Nicole Mosconi (dir.), Traité des sciences et des pratiques de l’éducation, Dunod, 2006.
(7) Frédéric Tupin, Démocratiser l’école au quotidien, Puf, 2004.

Source:  http://www.scienceshumaines.com/pourquoi-noter-les-eleves_fr_22082.html

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